La spirale et sa symbolique.

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La physique et l’astronomie nous ap­prennent aujourd’hui que la spirale est omniprésente dans les structures de l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de la double hélice de l’ADN au tourbillon des galaxies.
Mais cela, nos lointains ancêtres du néolithique ne le savaient pas, lorsqu’ils gravaient des spirales sur vingt-trois des vingt-huit dalles du dolmen de Grav’inis, dans une petite île du Morbihan.
Beaucoup de spécialistes nous proposent une explication qui, tout en étant frappée au coin du bon sens, n’est pas vraiment satisfaisante :
l’homme du néolithique a représenté des spi­rales parce que le spectacle de la nature lui en offrait de nombreux exemples :
*les coquillages, les plantes volubiles, certaines fleurs, *des feuilles, les pommes de pin, le vortex tourbillonnant de l’eau, *l’implantation de notre propre chevelure…
C’est vrai (encore que les exemples ne soient pas si nombreux, ni toujours très clairs : pourquoi les spirales celtiques seraient-elles « un équivalent de la foudre » ?), mais cela n’explique pas que, parmi leurs multiples sujets d’observation, ils aient privilégié des spirales. Cela n’expliquera pas non plus l’extraordinaire suite.
Je pense que c’est dans une analyse du symbole de la spirale qu’il faut chercher la solution.
En effet, dès qu’il s’est efforcé de conceptua­liser sa relation au monde, l’homme archaïque n’a pu manquer d’être frappé par la remar­quable aptitude de la forme spiralée à exprimer, de la manière la plus intense et la plus économi­que, la façon dont il se sentait impliqué dans des forces cosmiques.
En quoi la spirale est-elle un symbole aussi remarquable et aussi efficace ?
C’est tout d’abord qu’elle introduit une dimension supplé­mentaire par rapport à la symbolique du cercle et du cycle : sa grande supériorité est de pouvoir transcrire la notion de mouvement et, partant, d’évolution.
Sur la roue zodiacale, le printemps revient chaque année ; mais les printemps, l’un après l’autre, sont différents, et leur point de coïncidence est purement formel : ils sont sé­parés par l’épaisseur du temps écoulé, ce temps qui transforme le cycle en spirale.
C’est pourquoi la spirale est sans doute le meilleur symbole de la vie, et de son corollaire, le temps.
Elle nous rappelle que tout ce qui est manifesté se trouve à la fois en mouvement et en inachèvement.
Mais toute spirale développée dans l’espace se situe par rapport à un axe central vers lequel elle tend. Il convient d’insister sur cela, car cet axe représente l’Un originel d’où émane et vers lequel tend la vie.
Perçue dans sa totalité, la spirale est donc, de par sa double nature, un très beau symbole, à la fois axial et évolutif.
Si on lui prête une dimension cosmique, elle est l’expression du « moteur immobile » (l’axe) et de son émanation (la Création qui, elle, est mouvement)
Analysée ontologiquement, elle va transposer dans l’homme cette perma­nence et cette évolution : l’homme est à la fois relié (par le « cœur ») à une dimension transcen­dante de son être, et traversé par des énergies, donc essentiellement mouvement.
La trans­mutation de ces courants, qui se manifestent en l’homme suivant deux spirales,
l’une descen­dante (descente de Dieu en l’homme), l’autre ascendante (montée de l’homme vers le Divin), bien décrite par les philosophies extrême-orien­tales (mais aussi par les Occidentaux, dont le pseudo-Denys l’Aréopagite qui, développant les idées des néoplatoniciens, nous parle d’un mouvement hélicoïdal descendant de Dieu à l’âme et remontant de l’âme vers Dieu), déter­mine une véritable alchimie spirituelle :s’il sait retrouver les chemins de l’Un,de l’Axe origi­nel, et développer une dialectique des énergies complémentaires, le « cœur » attire la partie « matérielle » de l’être ;
comme l’écrit Grégoire Palamas, « L’homme véritable, lorsque la lu­mière lui sert de voie,s’élève sur les cimes éternelles ; il contemple les réalités méta-cosmi­ques, sans se séparer de la matière qui l’accom­pagne dès le début… amenant à Dieu, à travers lui, tout l’ensemble de la création.
De même, la partie la plus évoluée de l’être attire ses zones régressives ou inconscientes et les éclaire en les transfigurant : dans la méditation, le vortex inférieur monte en spirale, à la rencontre de sa contrepartie spirituelle ; c’est le sens des « Descentes aux Enfers », qui correspondent en fait à un double mouvement symbolique : catabase et anabase,descente et remontée-associées dans un mouvement dialecti­que qui permet au héros de ne « descendre » que pour « remonter » enrichi de cette descente en lui-même ;
ainsi, dans l’Enéide, les ren­contres successives d’Énée avec ses proches (Palinure, puis Didon, puis Déiphobe) symboli­sent une remontée de plus en plus profonde dans son passé et sa mémoire,afin de désoc­culter en lui le « vieil homme » : situation confinant, on le voit,à une psychanalyse bien conduite
La spirale est donc la mise en dialectiquedu temps humain et de l’éternité : par delà l’idée d’un temps cyclique et seulement répétitif, par delà aussi un temps fondé sur un « progrès » linéaire,trop exclusivement à l’image de l’homme, elle nous met en garde contre les insuffisances des systèmes abusivement réduc­teurs On retrouve la même structure fondamentale dans plusieurs symboles (*) qui constellent autour de la spirale, et les liens qui s’établissent ainsi tendent à souligner l’unité des grands sym­boles :
Le labyrinthe :
le héros qui arrive au centre du labyrinthe (où l’attendent à la fois une épreuve ultime et une victoire potentielle) est celui qui a su réaliser, trouver en lui ce centre essentiel, contrastant avec les méandres du labyrinthe lui-même, et un peu comparable à l’« œil » immobile du cyclone, entouré de vents tourbillonnants. On voit la symétrie de cette structure avec la structure précédente (axe central/spires en mouvement) ; on peut dire alors que le labyrinthe est la version bidimen­sionnelle du vortex représentée en perspective par la spirale
La danse rituelle : perçue comme une façon de s’incorporer, suivant les mêmes principes, les vibrations créatrices et les mouvements ordonnés du cosmos ; le derviche tournant sur lui-même est à la fois l’axe et le mouvement ; son bras levé vers le ciel se relie à l’énergie cosmique ; son bras baissé vers la terre la redistribue dans les règnes matériels ; tant il est vrai que l’« éveillé » ne doit pas «retenir » les énergies qui le traversent.
La montagne sacrée : toujours axiale, pilier permettant la circulation des énergies divines, et dont Yves-Albert Dauge a bien montré qu’elle représente une forme de pyramide qui s’inverse, et s’évase à l’infini vers le haut à partir de son sommet, ce point culminant que peuvent atteindre les œuvres humaines, ce but de l’ascèse héroïque et des grandes quêtes, à partir duquel s’opère une transfiguration de l’être : même symbolisme de l’axe et du mouve­ment, que l’on comprend mieux en le rappro­chant de celui du Temple : nous pensons à la cathédrale de Chartres (28), enracinée dans la terre par son puits (situé sous le chœur), et projetant vers le ciel ses flèches ; entre les deux, l’espace « horizontal » et, sur le dallage, un labyrinthe.
Le serpent : associé à l’hélice et à la spirale dans l’image traditionnelle du caducée, vérifie la même relation structurelle, et la même nature complexe d’un être à la fois « axial » (par sa nature essentielle) et en mouvement (parce qu’il appartient au monde de la manifesta­tion). Les serpents s’enroulant autour d’un arbre (du monde) ou d’une montagne sacrée (voire même quelquefois d’un axe représenté par la croix du Christ) ont la même significa­tion.
On comprend mieux alors le symbole druidique de l’« œuf du serpent », en le rapprochant de l’«oeuf cosmique” flottant sur des eaux symbolisant tous les possibles encore indifférenciés (et dont on sait, outre ses origines orphiques, l’importance qu’il joue dans la cos­mogonie des Dogon qui nous précisent que « lorsque la vie augmente, elle augmente en tourbillonnant » et par un mouvement spira­lant) : de même le serpent, ce symbole des possibilités de développement de l’énergie, sort d’abord, réellement, d’un œuf, et ces circons­tances ne pouvaient manquer de frapper des esprits aptes à en expliciter le sens symbolique.
Enfin, soulignons que des situa­tions symboliques sans rapport apparent avec la spirale participent en fait de la même structure fondamentale.
Ainsi, l’eschatologie des mys­tères de Mithra fait intervenir l’idée d’un passage de l’initié, post mortem, à travers 7 sphères, correspondant aux sept planètes ma­jeures connues dans l’Antiquité ; mais cette notion même de passage n ’apparente pas seule­ment la situation au symbolisme du cercle, comme on pourrait le penser au premier abord, mais aussi à celui d’une spirale divergente, puisque la progression du « voyageur » de l’au-delà, en le faisant aller de cercle en cercle, et en établissant donc un lien entre les trajectoires autonomes de chaque planète, s’assimile à un mouvement spiralé continu.
Il est donc très cohérent, par rapport à notre archétype de la spirale,
que le culte de Mithra intègre deux divinités essentielles : Aiôn, l’Axe, l’Un origi­nel, le dieu de l’espace-temps confondus et illimités, définissant un état primordial de l’être antérieur au processus de la création et de la différenciation, et Mithra, le médiateur, le sauveur et le combattant, celui qui symbolise le devenir et la dynamique de l’évolution ontologi­que.
De même, pour le fidèle de l’Islam accomplissant le pèlerinage de La Mecque, la circumambulatio autour de la Ka’ba transforme les 7 cercles parcourus en mouvement spira­loïde, convergent cette fois (puisque son itiné­raire le rapproche toujours plus du Centre).
Relevons enfin que l’exégèse de la belle phrase du Cantique des Cantiques, « Je dors, mais mon cœur veille » (V, 2), participe de la même symbolique : le « sommeil », c’est celui de l’âme, prise dans le tourbillon de l’incarnation, qui l’étourdit et la distrait de la contemplation de l’Un dont elle est issue, mais qu’elle a oublié (on songe au symbolisme du labyrinthe, évoqué précédemment, avec ses connotations « fémini­nes ») ; mais le Cœur « veille », et reste relié à l’Axe, c’est-à-dire qu’il permet l’alchimie spiri­tuelle qui restituera à l’âme sa nature essen­tielle, et la fera se retrouver elle-même.
À travers cette constellation d’images symbo­liques à la fois simples et fondamentales, et convergeant toutes vers le symbole de la spirale, on comprend mieux la fascination que cette figure a pu exercer tout au long de l’histoire de l’humanité, et qui explique à la fois son antiquité et sa pérennité.
Revenons rapidement sur l’antiquité du symbole : nous avons vu qu’une interprétation de type positiviste ne résistait pas à la richesse de l’image elle-même de la spirale ; et l’on sait que le symbole est attesté à peu près partout, plusieurs millénaires avant Jésus-Christ :
dalles de Grav’inis, sur les pierres levées du nord de l’Europe, mais aussi dans le Val Camonica (3e/2e millénaire), dans les Pyrénées, en Provence (sans doute avant l’Orient), en Égypte, et en Mésopotamie dès le 2e millénaire,puis en Crète.
C’est dans ces deux dernières aires géographiques qu’apparaissent les preuves irréfutables de l’utilisation de ces symboles spiraloïdes dans un contexte ritualisé, par rapport à une cosmologie, une ontologie ou une eschatologie.
Ainsi Gilgamesh, le héros de l’épopée sumérienne, doit, au terme de son voyage et de sa quête initiatique de l’immorta­lité (dont les connotations symboliques sont très claires), affronter Humbaba, le roi du monde des morts et le gardien de la forêt-labyrinthe.
Or un masque de terre cuite babylonien, daté de cette époque, représente le visage de ce démon à l’aide d’un seul trait enroulé : la spirale labyrinthique et les méandres des obstacles à la Quête sont bien associés dans le contexte de l’initiation héroïque.
De même, le temple de Tarxien, à Malte (2400 av. J.-C. environ), fait apparaître une double spirale (symbole de l’équilibre des énergies en mouvement) entre deux piliers (symbole de l’axe vertical immo­bile).
Franchir ce seuil, pour le mort, ou l’initié, c’est s’immerger dans l’énergie cosmique cor­rectement orientée et interprétée : c’est se transfigurer.
Un objet votif des Cyclades, daté du 3e millénaire, combine le symbolisme de la spirale et celui des nombres, en l’occurrence 7 et neuf : véritable mandala destiné, lui aussi, à décrire le chemin d’un retour, celui de l’âme vers ses origines, par delà la mort.
Mais le plus fascinant, parce que le plus mystérieux, demeure sans doute le célèbre disque de Phaïstos (daté du XVIIe siècle av. J.-C. et conservé au musée d’Herakleion), avec sa spirale et ses glyphes toujours indéchiffrés à ce jour, mais dont on devine toute la profondeur symbolique latente et qui, tel un Sphinx, nous interpelle comme une énigme sur nous-mêmes.
Avec le temps, la pérennité du symbole de la spirale est tout aussi remarquable, et mériterait de longs développements ; nous ne pouvons que donner ici quelques lignes directrices.
Nous sommes surtout frappé personnellement par la façon dont le symbole continue à habiter l’inconscient des créateurs, alors même que leurs œuvres ne se situent plus dans un contexte initiatique ou ritualisé.
Dans un premier temps, et pour une longue période, c’est l’« âge d’or » du symbole, à travers une parfaite adéquation entre les représentations qui l’intègrent et le sens symbolique qui les sous-tend.
Les exemples ne manquent pas, puisqu’on peut les trouver dans toutes les civilisations « traditionnelles », à commencer par l’Antiquité classique : *tours spiralées (Babel), *circuits de mort (Jéricho), mais aussi de vie (les deux circuits annuels des Saliens des­tinés à protéger Rome), * labyrinthes (de Cnossos à Cumes), * spirales irradiant, sous forme de rayons, à partir de représentations d’Apollon ou de Dionysos sur des mosaïques (cf. musée de Corinthe), lituus en forme de crosse (donc de spirale) des augures, hérité de l’art des Étrusques ; enfin, représentation par des cercles concentriques des différents plans d’existence rencontrés par l’initié dans les cultes à mystères (Mithra, Isis), et dont on a vu qu’elles équivalaient symboliquement à des spirales, de par la propension qu’a tout mouve­ment circulaire transposé dans une quatrième dimension (espace-temps) à devenir une spirale (cette remarque est valable pour les boucliers des héros de l’Épopée et pour leurs scènes disposées circulairement : le bouclier d’Achille, celui d’Énée)
Le symbolisme de la spirale est tout aussi vivace, tout aussi profondément vécu par ses créateurs, jusqu’à la Renaissance.
Attesté dans l’art byzantin, et chez les peintres d’icônes (par exemple chez Roublev), il est le fondement même de la technique de représentation et d’organisation de l’espace des miniatures per­sanes : il a été établi que, sur 250 œuvres répertoriées, et datées de 1400 à 1675, 60 (4 %) sont organisées autour de spirales, et 28 (8 %) autour d’arabesques, filles de la spirale et, malgré l’omniprésence et la valeur fondamen­tale de cette structure par rapport à leurs créations, les artistes arabes n’ont jamais parlé de cette organisation savante : elle faisait partie des secrets de métier, et était encore liée à une initiation ; et l’on sait que la pensée de l’Islam, à cette époque, attache, comme l’a bien montré Henry Corbin, une importance fondamentale à la distinction entre le zâhir (l’exotérique, ce qu’on peut dire) et le bâtin (l’ésotérique, qui est du domaine du secret).

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